Soigner le malade d’Asie du sud

LAHORE – Le Pakistan connaît trois transitions simultanées. Leur évolution est évidemment d’importance pour le Pakistan, mais aussi pour une grande part du monde musulman, particulièrement dans la mesure où les forces du printemps arabe entrainent des changements de gouvernement dans le grand Moyen-Orient.

La plupart des pays musulmans ont depuis des décennies été gouvernés par des autocrates soit issus directement des forces armées, soit fortement soutenus par les militaires. Ce fut le cas en Egypte, en Libye, au Yémen, en Syrie, et bien sûr, au Pakistan.

Le printemps arabe a épuisé toute forme d’éventuelle légitimité que ce style de gouvernance pouvait encore détenir. Mais, au Pakistan, la perte de cette légitimation du gouvernement militaire s’est produite trois ans auparavant, et fut elle aussi provoquée par des forces globalement similaires, c’est-à-dire grâce à une classe moyenne mobilisée et combative.

Il y a plusieurs dizaines d’années, l’analyste politique américain Samuel P. Huntington avait soutenu que la prospérité économique dans les pays en développement dont les institutions gouvernantes sont faibles, n’entrainerait pas nécessairement une stabilité politique. Au contraire, une croissance économique dans de tels contextes peut – et c’est souvent le cas – être politiquement déstabilisante.

Ce fut en effet le cas en Turquie et au Pakistan dans les années 90 et au début des années 2000, et plus tard dans une large part du monde arabe. Car les aspirations croissantes de la jeunesse arabe en Egypte et en Tunisie, à l’origine du printemps arabe, faisaient suite à une impressionnante croissance économique dont les bénéfices n’ont pas été partagés. Et de mêmes attentes ont été visibles dans tous les grands pays arabes.

Comme le suggérait Huntington, lorsque les jeunes constatent l’expansion de l’économie de leur pays, ils commencent à exiger une participation aux décisions qui affectent tous les aspects de leur vie, pas uniquement leur bien-être économique. Les systèmes politiques à dominante militaire excluent une telle participation ; la démilitarisation de la politique en période de croissance économique est donc devenue le cri de ralliement dans tous les grands pays musulmans dirigés par les militaires, de l’Indonésie aux côtes méditerranéennes. Même l’Iran, où à peu près un tiers de l’économie est contrôlée par les Gardiens de la Révolution, a été touché à la suite des résultats de l’élection présidentielle de 2009 qui a provoqué d’importantes manifestations à Téhéran et dans d’autres grandes villes.

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Mais la démilitarisation implique plus que le transfert du pouvoir et de la législation des forces armées vers des parlements élus. Dans leur récent ouvrage Why Nations Fail (Les Raisons de l’échec des nations, ndt,) les économistes Daron Acemoglu et James Robinson suggèrent que les élections – y compris celles qui sont libres et justes – ne font pas forcément basculer les sociétés d’un système dit « extractif » vers une société plus « inclusive ». En effet, l’extraction de la richesse d’un pays, réservée aux élites, peut aussi survenir dans les sociétés démocratiques lorsque ceux qui détiennent le pouvoir ne sont confrontés à aucune autre contrainte que celle d’élections périodiques.

C’est là que l’effort pour concevoir des mécanismes institutionnels de contrôle du comportement des élites entre en scène. Et la recherche de tels mécanismes est précisément à l’œuvre au Pakistan.

Au Pakistan, une armée discréditée a été contrainte par l’opinion publique de quitter le pouvoir, créant ainsi un espace politique pour des représentants élus qui ont donc pris le contrôle (sauf sur les militaires), mais n’ont pas gouverné avec sagesse. Alors qu’ils s’enrichissaient personnellement, les niveaux de vie de leurs concitoyens ont stagné, ou même décliné, en ce qui concerne les bas salaires. Le Pakistan s’est donc retrouvé dans une situation où tout en négociant sa transition politique, il a  été confronté à un déclin économique significatif.

En conséquence de quoi le pouvoir judiciaire, les médias et de nombreuses organisations de la société civile tentent désormais non seulement de cantonner les soldats dans leurs casernes, mais aussi de limiter la voracité de l’establishment politique.

Trois affaires en cours devant la Cour Suprême du pays, de plus en plus affirmée, pourraient permettre au Pakistan de passer de la phase de démilitarisation vers un système dans lequel des contrôles du pouvoir pourront être appliqués de manière sérieuse sur ceux qui l’exercent. L’une de ces affaires consiste à tenter d’obliger le gouvernement du Premier ministre Yusuf Raza Gilani à rouvrir une procédure qui était en cours devant une cour suisse et visait à examiner des accusations de blanchiment d’argent et d’usage abusif des fonds publics par le président Asif Ali Zardari. La procédure suisse avait été interrompue à la demande du gouvernement pakistanais lorsque Zardari est devenu président.

Dans la seconde affaire, la cour Suprême veut que les services du renseignement militaire pakistanais répondent de la disparition de centaines, pour ne pas dire de milliers, de personnes détenues dans le cadre de la campagne menée par ces services en vue de contenir la montée de l’extrémisme islamique, ou de contrecarrer les aspirations séparatistes du rétif Balouchistan.

La troisième affaire concerne une vieille plainte déposée par un homme politique il y a des dizaines d’années contre la « troïka » – composée du Président, du Premier ministre et du Chef d’état major des armées – au pouvoir au Pakistan à l’époque. Le plaignant prétend que d’importantes sommes d’argent ont été affectées pour favoriser les candidats préférés de la troïka aux élections législatives de 1990, au cours desquelles le parti de Nawaz Sharif a remporté une large victoire sur le Parti du Peuple de Benazir Bhutto.

Enfin, le Pakistan vit une transition dans laquelle le pouvoir se déplace de l’administration centrale vers des gouvernements infranationaux. C’est exactement l’objectif voulu par le 18ème amendement de la constitution, adopté en 2010, mais sa mise en œuvre est retardée par des partis qui préfèrent des structures de pouvoir fortement centralisées.

Si la transformation du système politique du Pakistan réussit, il pourrait servir de modèle pour d’autres pays musulmans qui tentent de sortir de leurs systèmes extractifs vers des systèmes de gouvernance plus inclusifs. La Turquie s’est déjà engagée dans cette voie. Si le Pakistan y parvient aussi, la démilitarisation de la politique ailleurs dans le monde islamique ne devrait pas non plus trop tarder.

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