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Le complexe industriel de la polycrise

LONDRES / OXFORD – Dans le poème de Constantin Cavafy « En attendant les Barbares », la menace barbare, pourtant imminente – ils doivent arriver « aujourd’hui » – ne se concrétise finalement pas. Au dernier vers, le poète demande : « Et maintenant, que deviendrons-nous sans Barbares ? » et répond : « Ces gens-là, c’était quand même une solution » [trad. Marguerite Yourcenar et Constantin Dimaras].

Il semble que nous ne puissions plus nous passer de ces utiles « barbares ». Des terroristes aux barons de la drogue, des « passeurs » jusqu’aux réfugiés, notre vie politique tourne de plus en plus autour de menaces simplifiées et de solutions faciles. Ainsi les républicains au Congrès disent-ils aux démocrates qu’ils ne voteront pas une aide supplémentaire à l’Ukraine si une action radicale n’est pas menée pour juguler le flux des migrants et des demandeurs d’asile à la frontière sud des États-Unis.

Ces débats stériles perdent de vue un jeu plus vaste qui se déroule en toile de fond. La « guerre contre le terrorisme », la « guerre contre la drogue » et la lutte contre l’immigration irrégulière répondent au même modèle, que nous avons nommé la « politique économique du naufrageur » (wreckonomics) : un certain état de dysfonctionnement fonctionnel qui aggrave la soi-disant menace qu’exploitent politiciens, prestataires et hommes de main.

Une parodie d’offre d’emploi, scotchée à un mur du Pentagone durant la guerre froide, avait parfaitement saisi l’enjeu : « RECHERCHE ENNEMI : Superpuissance nord-américaine arrivée à maturité cherche partenaire hostile pour course aux armements, conflits dans le tiers-monde et rivalité globale. Doit être suffisamment inquiétant pour convaincre le Congrès de voter les budgets militaires ». 

Sous une forme ou une autre, les barbares, comme on devait s’y attendre, se manifestèrent. En 2008, les dépenses annuelles de défense des États-Unis avaient atteint 696,5 milliards de dollars (en dollars de 2010), alors que durant la présidence de Ronald Reagan, dans les années 1980, leur moyenne était de 517 milliards de dollars. L’OTAN, loin de disparaître, s’étendait.

Pendant ce temps, la lutte contre les trafiquants de drogue, passeurs et migrants a fait fonction de corne d’abondance – du moins pour les prestataires des industries de défense, pour les groupes du complexe carcéro-industriel et pour les agences de sécurité. Le budget de la patrouille frontalière des États-unis (US Border Patrol) a presque été multiplié par dix au cours des trente dernières années, et les dépenses européennes pour la sécurité des frontières ont, elles aussi, explosé. La guerre contre le terrorisme a coûté la bagatelle de 8 000 milliards de dollars.

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Outre les nombreux acteurs politiques et entreprises occidentales ayant bénéficié du tapage fait autour de ces menaces, des États « partenaires » profitent sans vergogne du système. Lorsqu’a pris fin la guerre civile au Guatemala, en 1996, les structures contre-insurrectionnelles clandestines se sont engagées dans la lutte contre la drogue, mais sont vite devenues les complices des entreprises criminelles qu’elles assuraient combattre.

De la même manière, en Libye, Mouammar Kadhafi s’est aperçu qu’il pouvait briser son isolement sur la scène internationale en menaçant de « faire de l’Europe un continent noir » et en jurant qu’il était en mesure de maîtriser un terrorisme international qu’il avait lui-même promu et financé. La leçon a fait des émules, et beaucoup ont appris à vendre leur coopération dans la « lutte contre les migrations », exagérant parfois la menace pour renchérir leurs prix.

Ce qui n’a rien de nouveau. Aux premiers temps des guerres contre les drogues et l’alcool, il n’était pas rare que les forces de l’ordre fussent de mèche avec les gangs qui tiraient profit de la prohibition. Ces doubles jeux ont pris une autre forme au Vietnam, où, selon un général de l’armée américaine, les forces sud-vietnamiennes maintenaient la guerre « au niveau approprié » afin de faire durer l’aide américaine. Lors de la guerre contre le terrorisme, les seigneurs de la guerre afghans ont attisé la rancœur et intensifié les menaces contre l’occupant, tout en lui offrant leur protection. Au Sri Lanka et en Syrie, le pouvoir a invoqué le même prétexte pour nourrir des vendettas locales. 

Chaque fois, la menace s’aggrave. Et pourtant, ces « guerres » durent très – trop – longtemps, car s’offrir en rempart au flot sans fin des « barbares » est une entreprise qui peut s’avérer très rentable, tant sur le plan politique qu’économique.

 Il est devenu indispensable, dans le processus, de jouer sur l’environnement informationnel. Si les coûts s’accumulent, avec les incarcérations de masse, une consommation de drogues de plus en plus élevée, des réseaux clandestins d’immigration de mieux en mieux organisés, des décès en nombre incalculable aux frontières, et presque un million de morts dans la guerre contre le terrorisme, l’opinion est promenée dans la galerie des glaces. Comme autrefois le bilan des victimes dressé par les États-Unis au Vietnam, les statistiques macabres, biaisées, sont exhibées comme autant de gages de succès.

Sous l’influence du New Public Management, cette école de pensée soucieuse de transposer dans l’administration publique les modes de gestion du secteur privé, les bureaucraties sensibilisées à la rigueur budgétaire rivalisent de zèle pour prouver que leurs « chiffres » sont dans les clous. Nos guerres ne font pas exception à la règle. Dans la guerre contre le terrorisme, les décomptes de rebelles tués venaient étayer les revendications de « victoires » contre Saddam Hussein ou Al-Qaïda en Irak ou plus tard contre l’organisation État islamique. Dans la guerre contre la drogue, les statistiques enregistrant les surfaces détruites de cultures du pavot et le nombre de troupes déployées étaient également présentées des succès. Les choses étant ainsi portées à la connaissance de l’opinion sous leur jour le plus favorable, l’étonnement, quand l’évidence de l’échec est apparue, n’en a été que plus grand – par exemple quand les forces du Vietcong sont entrées dans Saïgon ou quand Kaboul est tombée aux mains des talibans.

Dans le jeu politique, les barbares sont d’une utilité redoutable, et la peur un allié fidèle. Comme voulait s’en persuader le général Douglas MacArthur dans les années 1950, en plein maccarthisme : « Toujours, il y a eu quelque terrible mal intérieur ou quelque monstre étranger qui voulait nous engloutir. » Jusqu’à ce que nous nous ralliions sous la bannière du gouvernement. Aujourd’hui, Donald Trump affirme que les immigrants « empoisonnent le sang de notre pays », tandis que le premier ministre britannique, Rishi Sunak, pratique le jeu macabre de l’épouvantail migrant, lorsqu’il laisse entendre que « nos ennemis » utilisent les migrations comme une « arme » pour déstabiliser l’Europe.

Cette économie des naufrageurs n’est pas la seule économie possible et il existe des voies de sorties. Pour les ouvrir, il faut commencer par reconnaître les coûts réels de nos « guerres ». Signe encourageant, face aux échecs et aux coûts exorbitants de la guerre contre la drogue, de nombreux pays ont adopté des approches qui tiennent mieux compte de la santé publique.

Ailleurs pourtant, on serait tenté de dire que l’échec est devenu l’aune du succès. Devant les crises qui se succèdent et se nourrissent les unes des autres, les acteurs politiques promettent tous plus de « sécurité ». Soulignant la gravité de cette « polycrise » pour le moins troublante, Adam Tooze, de l’université Columbia, suggère avec sagesse qu’il y faudra plus d’un remède. Et pourtant, nous sommes tellement désorientés que nous ne désirons rien tant qu’une solution rapide.

Nous devons dépasser l’obsession simpliste d’un tarissement des flux par l’action violente, qu’il s’agisse de lutter contre les migrations ou de déclarer la guerre à la drogue ou au terrorisme. Nous pouvons en revanche commencer à réduire la demande. Nous devons aussi comprendre que ces « guerres » sans fin servent à entretenir la polycrise. S’appuyant sur des chiffres douteux et comptant sur une politique de la diversion, nos dirigeants se contentent d’expédients quand le monde brûle. Nous n’avons cessé de dénoncer les fantômes utiles des barbares, mais faute de parvenir à nous sevrer de cette accoutumance, nous pourrions fort bien incarner quelque jour les vrais barbares.

Traduit de l’anglais par François Boisivon

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