ve431c.jpg Chris Van Es

Ces médecins, les tueurs

PRINCETON – De tous les arguments contre l’euthanasie volontaire, le plus influent est celui du « terrain glissant » : dès lors que les médecins sont autorisés à tuer leurs patients, nous ne pouvons plus limiter la procédure à ceux qui souhaitent de mourir.

Aucune preuve ne vient étayer cet argument, même après des années de pratique légale du suicide assisté par un médecin ou de l’euthanasie volontaire aux Pays-Bas, en Belgique, au Luxembourg, en Suisse et dans l’Oregon aux Etats-Unis. Mais, des révélations faites il y a peu sur ce qui s’est passé dans un hôpital de la Nouvelle Orléans après le passage du cyclone Katrina mettent le doigt sur un véritable danger, d’une autre nature.

Lors des inondations survenues à la Nouvelle Orléans en août 2005, la montée des eaux a privé d’électricité le Memorial Medical Center, un hôpital communautaire hébergeant plus de 200 patients. Trois jours après le passage du cyclone, l’hôpital était toujours privé d’électricité, d’eau courante et dans l’incapacité d'évacuer les eaux sales. Certains patients sous respirateurs artificiels sont décédés.

Dans une chaleur étouffante, les médecins et les infirmières s’affairaient dans l’urgence pour soigner les survivants, sur des lits méphitiques. A l’angoisse se sont ajoutées des craintes comme quoi le désordre public régnait dans la ville et que l'hôpital pourrait devenir la cible de malfaiteurs armés.

Des hélicoptères sont arrivés pour évacuer les patients. Ont eu la priorité, les personnes en meilleure santé et capable de marcher. La police d’Etat a débarqué pour prévenir le personnel de santé qu’en raison de l’agitation dans la ville, l'hôpital devait être entièrement évacué pour 17h.

Au huitième étage, Jannie Burgess, une femme de 79 ans atteinte d’un cancer avancé, était sous morphine et à l’article de la mort. Pour l’évacuer, il aurait fallu la porter à travers les six volées d’escaliers, ce qui aurait accaparé les infirmières, réclamées ailleurs. Mais, laissée à son propre sort, son traitement aurait cessé, et ses souffrances se seraient accrues. Parmi le personnel sur place, Ewing Cook a ordonné à une infirmière d’augmenter la dose de morphine, « pour lui permettre d’en avoir assez jusqu’à son départ ». C’était, comme il l’a expliqué plus tard à Sheri Fink, qui a récemment publié un récit des événements dans The New York Times , «une évidence ».

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D’après Fink, un autre médecin du nom d’Anna Pou, aurait déclaré au personnel hospitalier que plusieurs patients du septième étage étaient trop malades pour survivre. Elle leur a administré de la morphine et d’autres substances, qui ont eu pour effet de ralentir leur respiration jusqu'à leur dernier soupir.

L’un de ces patients au moins, parmi ceux qui ont reçu ce mélange de substances létal, ne semblait pas à l’époque en danger de mort imminent. Emmett Everett, un homme de 61 ans, paralysé à la suite d’un accident survenu quelques années plus tôt, était hospitalisé pour une opération des intestins. Lors de l’évacuation des autres patients de son unité, il a demandé à ne pas être laissé pour compte. Or, il pesait 173 kg. Lui faire descendre les escaliers avant de les lui faire remonter pour rejoindre la plate-forme où se trouvaient les hélicoptères aurait été extrêmement pénible. On lui a dit que la piqûre qui allait lui être faite le soulagerait les vertiges dont il souffrait.

En 1957, un groupe de médecins a demandé à Pie xii s’il était licite d’utiliser des narcotiques pour supprimer la douleur et la conscience « si l’on prévoit que l’utilisation de narcotiques va raccourcir la vie ». Le Pape a répondu par l’affirmative. Dans sa Déclaration sur l’Euthanasie publiée en 1980, le Vatican a réaffirmé cette opinion.

La position du Vatican est l’application de ce qui s'intitule « le principe du double effet ». Un acte à double effet, un bon et un mauvais, est licite si le bon effet est le résultat voulu et que le mauvais n'est autre que la conséquence non voulue du premier effet positif. Il est important de noter que ni les réponses du Pape ni la Déclaration sur l’Euthanasie n’insistent sur l’importance d’obtenir la volonté et l’assentiment éclairé du patient, lorsque c’est possible, avant d’écourter sa vie.

D’après le principe du double effet, deux médecins peuvent, selon toutes apparences extérieures, faire exactement la même chose : c'est-à-dire donner à deux patients dans les mêmes conditions une dose de morphine identique, sachant que cette dose va mettre fin à leur vie. Mais, le premier, qui à l’intention de soulager la douleur du patient, agit selon une bonne pratique médicale, tandis que le second, qui a l’intention de mettre fin aux jours du patient, commet un meurtre.

Le Dr Cook n’a pas eu le temps de penser à ces subtilités. Il a expliqué à Fink que « seul un docteur très naïf » penserait que donner une dose importante de morphine à quelqu’un ne reviendrait pas « à l’envoyer prématurément sous terre ». Il a d’ailleurs ajouté sans ambages : « Nous les tuons ». D’après lui, la frontière entre un acte éthique et un acte illégal est « infime, voire imperceptible ».

Les médecins et infirmières du Memorial Medical Center étaient à l’époque soumis à une pression considérable. Ereintés après 72 heures sans dormir ou presque, et se débattant pour soigner leurs patients, ils n’étaient pas dans la meilleure position pour prendre des décisions éthiques délicates. Le principe du double effet, lorsqu’il est bien compris, ne justifie pas les actes des médecins ; mais, en les autorisant à abréger la vie de leurs patients sans leur consentement, il semble avoir ouvert la voie à l’homicide par préméditation.

Les penseurs de l’église catholique comptent parmi ceux qui ont le plus élevé la voix, argument du « terrain glissant » à l’appui, contre la légalisation de l’euthanasie volontaire et du suicide assisté par un médecin. Ils feraient bien de réexaminer les conséquences de leurs propres doctrines.

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