cc1e9c0346f86fc4080df908_pa2833c.jpg Paul Lachine

Le progrès technique synonyme d'inégalité ?

CAMBRIDGE – Jusqu'à présent, le progrès technique incessant et la marche en avant de la mondialisation ont profité à la main d'ouvre qualifiée, creusant un peu partout les inégalités de revenu et de richesse. Cela va-t-il se terminer par un renouveau de la lutte des classes, avec l'arrivée au pouvoir de gouvernements populistes qui favoriseront au maximum la redistribution des revenus et exerceront un plus grand contrôle sur l'économie ?

Les inégalités de revenus constituent la plus grande menace à l'égard de la stabilité sociale partout dans le monde, qu'il s'agisse des USA, de la périphérie de l'Europe ou de la Chine. Il est facile d'oublier que les forces du marché, si on les laisse agir, peuvent en fin de compte exercer un rôle stabilisateur. Dit simplement, plus le salaire des travailleurs qualifiés est élevé, plus les entreprises cherchent le moyen de réduire leur embauche.

Le monde des échecs qui m'est familier montre parfaitement que l'innovation aura sans doute dans les décennies à venir un impact très différent sur l'échelle des salaires que lors des 30 dernières années. A la fin du 18° siècle et au début du 19° siècle, une invention brillante, un automate joueur d'échec, le Turc, fit le tour des capitales de la planète. Il remportait des parties contre des personnages aussi célèbres que Napoléon ou Benjamin Franklin, et représentait un défi pour ceux des grands esprits qui essayaient d'en pénétrer le secret. En réalité, camouflé par toute une mécanique impressionnante, un joueur humain était caché dans un compartiment secret à l'intérieur du meuble qui le supportait. Tout cela était tellement bien conçu qu'il a fallu des dizaines d'années pour que l'on perce le mystère du Turc joueur d'échec.

Aujourd'hui ce stratagème fonctionne dans l'autre sens : ce sont des automates joueurs d'échec qui se font passer pour des êtres humains. Depuis une dizaine d'années des logiciels informatiques surpassent les meilleurs joueurs, ce qui fait que de plus en plus fréquente, la tricherie est devenue un véritable fléau. Récemment la fédération française d'échecs a suspendu trois de ses meilleurs joueurs pour s'être fait aidé par un logiciel. Il est amusant de constater que l'un des moyens les plus efficaces pour détecter la tricherie relève aussi de l'informatique : un logiciel qui évalue dans quelle mesure le jeu d'un joueur ressemble à celui de l'un des grands logiciels joueurs d'échecs.

Certes, l'ordinateur remplace l'homme dans nombre de domaine où ce dernier semblait  indispensable. Beaucoup d'enseignants et d'écoles utilisent des logiciels pour détecter les plagiats, une vieille transgression si facile à réaliser maintenant avec Internet. La notation des compositions par ordinateur se développe. Selon certaines études, sans être nécessairement d'une qualité exceptionnelle, l'évaluation par ordinateur est plus équitable, plus cohérente et plus informative que celle de l'enseignant moyen. 

De nombreux secteurs, qu'il s'agisse de la médecine, du droit, de la finance ou même du spectacle, ont de plus en plus recours à des systèmes experts. De ce fait, l'innovation technique pourrait conduire au bout du compte à la banalisation de nombreux savoir-faire techniques d'autant plus précieux aujourd'hui qu'ils apparaissent uniques. 

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Avec Kenneth Froot, un collègue de Harvard, nous avons étudié l'évolution relative des prix de nombreux produits sur une période de 700 ans. A notre surprise, nous nous sommes rendus compte que malgré des variations passagères, les prix relatifs des céréales, des métaux et de beaucoup de produits de base tendaient  sur une période suffisamment longue à conserver une même valeur moyenne. Nous avons fait l'hypothèse que lorsque des découvertes imprévues, des événements climatiques et l'évolution technique modifient de manière spectaculaire la valeur relative d'un produit à moment donné, les innovateurs portent davantage d'attention à ce produit, avec pour conséquence fréquente une baisse de prix due à l'innovation.

Certes les hommes ne sont pas des choses, mais les mêmes principes s'appliquent. Le travail qualifié devenant de plus en plus cher par rapport au travail non qualifié, les entreprises sont incitées à trouver des substituts pour réduire les coûts. Peut-être y faudra-t-il des décennies, mais cela pourrait aller beaucoup vite, car l'intelligence artificielle alimente la prochaine vague d'innovation. 

Peut-être les travailleurs qualifiés vont-ils s'unir et exiger des lois pour éviter d'être remplacés trop facilement par des machines. Mais si le système mondial reste ouvert à la concurrence, ils n'y parviendront pas davantage que les ouvriers non qualifiés dans le passé.

La prochaine avancée technologique pourrait aller dans le sens d'une plus grande égalité de revenus en contribuant à davantage d'équité dans l'éducation. Actuellement les pays pauvres sont souvent désavantagés en terme de matériel éducatif, notamment à l'université, et jusqu'à présent les ordinateurs et Internet ont creusé le fossé par rapport aux pays riches.

Mais la situation pourrait évoluer dans un autre sens. Une évolution technologique telle que celle qui a réduit l'écart entre pays riches et pays pauvres dans le domaine de l'industrie automobile et des médias pourrait bouleverser l'enseignement supérieur. Si la démocratisation de l'enseignement s'étend au moins jusqu'au premier cycle universitaire, l'impact sur les inégalités des revenus pourrait être marqué. 

Beaucoup d'observateurs pensent que la mondialisation et le progrès technique renforcent les inégalités entre riches et pauvres. Ils estiment de ce fait que l’Etat devra intervenir sur les marchés pour réduire cet écart.

Je ne le pense pas. Oui il faut une fiscalité plus juste ; oui, il faut respecter le droit des travailleurs et adopter une politique généreuse d'aide aux pays en développement. Mais le passé n'est pas toujours annonciateur de l'avenir. Etant donné la flexibilité remarquable des forces du marché, il serait déraisonnable, voire risqué, d'extrapoler à partir du passé récent pour prévoir l'évolution des écarts de revenus dans les prochaines décennies.

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