Japan train subway inside rush hour Amir Jina/Flickr

Une politique économique chamboulée

NEW HAVEN – L’économie mondiale est en proie à une cruelle illusion. La grande période d’expansion des années 1990 ayant entraîné dans son sillage une très lourde récession, les décideurs politiques ont sorti de leur chapeau de vieux trucs d’ingénierie économique pour tenter de retrouver un peu de magie. Ce faisant, ils ont fait d’une économie globale déséquilibrée une boîte de Petri pour la plus grande expérience de politique économique de l’histoire moderne. Ils étaient convaincus que l’expérience était sous contrôle. Et rien ne saurait être plus inexact.

La montée et la chute du Japon d’après-guerre annonçaient déjà la chose. La croissance miraculeuse d’une économie japonaise en plein essor était fondée sur une insoutenable suppression du yen. Lorsque l’Europe et les États-Unis ont opposés à cette approche mercantiliste les accords du Plaza en 1985, la Banque du Japon a répondu par une mesure de facilité monétaire agressive qui généra de nombreuses bulles des actifs et du crédit.

Le reste appartient à l’histoire. Les bulles ont éclaté, faisant rapidement chuter l’économie japonaise déséquilibrée. Avec la profonde détérioration de la productivité – un symptôme masqué par les bulles –, le Japon était incapable d’orchestrer une reprise substantielle. En fait, il lutte toujours avec ses déséquilibres aujourd’hui, en conséquence de son incapacité ou de son refus d’adopter des réformes structurelles pourtant cruellement nécessaires – la fameuse « troisième flèche » de la stratégie de reprise économique du Premier ministre Shinzo Abe, appelée "Abenomics.”

En dépit du cruel échec du Japon, la communauté internationale reste fidèle à la politique monétariste pour soigner ses maux structurels. Les principes en ont été établis sous la forme d’un rapport séminal en 2002 par l’équipe des économistes de la Réserve Fédérale américaine, lequel a servi de feuille de route pour la politique américaine de stabilisation macroéconomique sous les mandats d’Alan Greenspan et de Ben Bernanke.

L’argument central de ce document repose sur ce qu’il qualifie de principale erreur des autorités monétaires et budgétaires japonaises : ils auraient fait preuve d’une trop grande timidité face à des bulles et des déséquilibres structurels qui n’ont pas été jugés problématiques. Les auteurs du rapport précisent que les « décennies perdues » du Japon, ces années de croissance anémique et de déflation, auraient pu être évitées si les décideurs japonais avaient opté plus rapidement pour la relance et avec beaucoup plus de force.

Si seulement c’était si simple. En fait, cet accent porté sur la rapidité et la force – l’essence de ce que les décideurs économiques américains appellent maintenant le « gros bazooka » – a généré une insidieuse mutation du mal japonnais. Les liquidités des facilités quantitatives ont déplacé les canaux de transmission de la politique monétaire loin des taux d’intérêt vers les marchés d’actifs et monétaires. Une nécessité bien sûr, parce que les banques centrales avaient déjà poussé les taux de référence dans la « zone-zéro, » pourtant dédaignée jusque là.

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Mais ne craignez rien, prétendent les partisans d’une politique monétaire non conventionnelle. Ce que les banques centrales ne parviennent pas à faire avec les outils traditionnels peut aujourd’hui être réalisé par des canaux détournés dans les marchés d’actifs ou avec l’avantage concurrentiel de la dépréciation de la monnaie.

Et c’est là que naît l’illusion. Non seulement les effets de richesse et monétaires n’ont pas généré les moyens d’une reprise significative des économies après la crise ; ils ont aussi produit de nouveaux déséquilibres qui menacent de maintenir l’économie globale dans le piège de crises successives.

Considérons par exemple les Etats-Unis, modèle des nouvelles prescriptions pour la reprise. Si le bilan de la Réserve fédérale est passé de 1 billion de dollars à la fin de l’année 2008 à 4,5 billions de dollars à l’automne 2014, le PIB nominal n’a lui augmenté que de 2,7 billions de dollars. Les 900 milliards de dollars restant déversés sur les marchés financiers ont généré le triplement du marché des actions américain ; tandis que la reprise de l’économie réelle connaît une indiscutable panne, avec une croissance réelle du PIB bloquée sur la trajectoire des 2,3% – soit deux points de moins que la moyenne de 4,3% des cycles précédents.

Car en dépit de l’injection par la Fed de liquidités massives, le consommateur américain – qui est celui qui aura le plus souffert de la terrible récession de 2008-2009 – ne s’en est toujours pas remis. Les dépenses réelles de consommation privée n’augmentent que de 1,4% par an depuis sept ans. Sans surprise, les effets de richesse de la facilité monétaire n’auront finalement bénéficié qu’aux riches, qui concentrent le gros des détenteurs de participations. Pour la classe moyenne décontenancée, les bénéfices sont négligeables.

« Cela aurait pu être pire » est le refrain habituel des contrefactualistes Mais est-ce bien le cas ? Après tout, et ainsi que l’avait finement observé Joseph Schumpeter, les systèmes fondés sur les marchés ont depuis longtemps fait la preuve de leur mystérieuse faculté à l’auto-guérison. Et cela a été tout sauf désavoué dans la période d’après crise par les renflouements du gouvernement américain et la manipulation du prix des actifs par la Fed.

La moindre performance de l’Amérique n’a pas dissuadé certains de louer sa politique. Au contraire, l’Europe vient de s’engager sur la voie des facilités quantitatives. Et le Japon, à l’origine de toute cette histoire, vient de relancer une nouvelle forme de facilité quantitative intensive, signe de son vœu apparent de retenir les « leçons » de ses propres erreurs, du moins telle en est l’interprétation des États-Unis.

Mais au-delà de l’impact de cette approche sur les économies individuelles se trouvent des risques systémiques plus larges qui résultent de l’explosion des prix des actions et de l’affaiblissement des devises. Comme le bâton d’injections excessives de liquidités semble se relayer d’une banque centrale à l’autre, les risques de bulles spéculatives globales et de dévaluations concurrentielles s’intensifient. Tandis que les politiciens, se berçant d’une illusoire complaisance, tardent à réagir aux défis structurels auxquels ils sont confrontés.

Comment rompre cette réaction en chaine ? Ainsi que l’a indiqué dans un récent entretien le Premier ministre chinois Li Keqiang, la solution repose sur un engagement à des réformes structurelles – un axe stratégique central pour la Chine qui, remarque-t-il, n’est pas partagé par tous. Malgré les rumeurs d’un soi-disant ralentissement économique en Chine, il semble que ses dirigeants aient une vision plus réaliste et constructive du défi macroéconomique que celle de leurs homologues des économies plus avancées.

Les discours politiques aux États-Unis et ailleurs ont été chamboulés depuis la crise – avec des conséquences potentiellement dévastatrices. Se reposer sur l’ingénierie financière, tout en contournant le lifting des réformes structurelles, ne peut mener à une reprise saine. Au contraire, cela promet plus de bulles spéculatives, de crises financières, et de stagnation séculaire à la japonaise.

Traduit de l’anglais par Frédérique Destribats

https://prosyn.org/OLBlgrFfr