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De la crise financière à la crise nucléaire

BRUXELLES – Les métaphores utilisées lors de la crise financière de 2008-2009 - tremblement de terre, tsunami, désintégration, cygne noir [événement imprévisible, aussi improbable que la rencontre avec un cygne noir] et retombée - reviennent comme un boomerang, littéralement recyclées. Car la crise financière et la crise nucléaire de Fukushima au Japon ont au moins quatre points communs :

- La métaphore du "cygne noir" suggère qu'il est difficile d'évaluer les risques de systèmes complexes.

- Les régulateurs ont été incapables de prévoir ou de prévenir la crise.

- Intrinsèquement, les retombées ne connaissent pas de frontières

- Le coût des pertes dues aux entreprises imprévoyantes incombe en partie à la collectivité.

Le tremblement de terre de magnitude 9 qui a frappé le Japon est un événement hautement exceptionnel, si rare que les modèles existants basés sur des données historiques en quantité limitée ne permettent pas d'évaluer véritablement sa probabilité. Des événements très improbables mais aux conséquences catastrophiques– ce que l'on appelle le risque extrême - sont aussi à l'origine de la crise financière.

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La crise financière tient en partie à la tendance des institutions financières à choisir (et parfois à créer) des produits susceptibles de rapporter gros en période normale, mais qui sont associés à un risque de perte extrême dans des situations exceptionnelles. La présence de vieilles centrales nucléaires dans des zones sismiques relève d'une tendance analogue. Or la modélisation des risques nucléaires et des risques financiers n'a pas permis d'apprécier correctement les corrélations entre les différents risques.

Les institutions financières ont essayé de diminuer les risques en diversifiant leurs prêts hypothécaires à risque, le système de refroidissement de Fukushima était capable de résister à une coupure de courant et à un tremblement de terre ou à un tsunami. Mais dans les deux cas, les événements à risque étaient corrélés et leur survenue simultanée a conduit à une catastrophe.

Un accident nucléaire au même titre qu'une crise financière peut avoir des retombées dans d'autres pays. Au Japon, seul la direction des vents et l'absence de frontières terrestres ont évité que l'accident nucléaire de Fukushima ait des conséquences graves sur les pays voisins. En Europe continentale, beaucoup de réacteurs sont à moins de 150 kilomètres d'une frontière. Aussi un accident nucléaire dans un pays européen aurait des répercussions dans un autre pays.

Mais comme la réglementation financière, au sein de l'UE la réglementation nucléaire reste essentiellement nationale malgré le traité Euratom. Et le nucléaire n'ayant pas la même importance d'un pays de l'Union à l'autre, il est difficile d'harmoniser la réglementation européenne.

Ainsi l'Italie pourrait décider de rester hors du nucléaire, alors qu'elle est entourée par 8 centrales nucléaires à moins de 150 kilomètres de ses frontières : une en Slovénie, une en Suisse et 6 en France. Cette dernière par contre est dépendante du nucléaire qui va continuer à fournir la plus grande partie de son électricité. Sa réticence à soumettre son industrie nucléaire à la réglementation européenne (élaborée par ses voisins méfiants à l'égard du nucléaire) n'est pas sans rappeler les tentatives britanniques visant à empêcher une harmonisation de la réglementation des marchés financiers au niveau de l'Europe – ceci en raison de l'importance de son propre secteur financier.

Il y a une autre ressemblance entre la crise nucléaire japonaise et la récente crise financière : la mauvaise évaluation des risques est due en grande partie à la distribution asymétrique des bénéfices financiers et du coût du risque. La banque Lehman Brothers et la Compagnie d'électricité de Tokyo (TEPCO) ont pu accroître leurs gains tant que le risque qu'elles étaient prêtes à accepter ne se matérialisait pas. Leurs dirigeants ont réalisé des gains importants tant que tout allait bien. Mais quand la crise a frappé, dans les deux cas son coût a dépassé les possibilités financières des entreprises et il a dû être supporté par la collectivité.

Il y a donc contradiction structurelle entre le fait de gagner de l'argent en faisant fonctionner un système complexe et celui de ne pas payer le prix des risques majeurs que l'on fait ainsi courir à toute la société. C'est un phénomène bien connu et c'est pourquoi il existe des régulateurs pour la plupart de ces systèmes.

Mais avant la crise nucléaire japonaise et avant la crise financière, les régulateurs n'ont pas pu prendre les mesures voulues pour prévenir les risques. La SEC, le régulateur de la Bourse américaine, n'a pas exigé des grandes banques d'investissements qu'elles aient davantage de capitaux propres ou qu'elles mettent fin à leurs pratiques à risque. De même, le régulateur japonais de la sûreté nucléaire n'a pas appliqué une réglementation plus stricte en la matière.

Plusieurs raisons expliquent cette situation, notamment l'incapacité de rassembler et de traiter toutes les données nécessaires, la difficulté politique à mettre en ouvre des mesures strictes et le problème de modélisation des risques extrêmes. C'est pourquoi prévenir les catastrophes ne peut se limiter à compter seulement sur la faible probabilité qu'elles surviennent, sur des mesures au niveau national, les avertissements d'acteurs privés et le contrôle des régulateurs.

Dans le domaine financier, il faudrait que celui qui est à l'origine d'un risque en paye le coût. De même, si chaque centrale nucléaire était obligée d'assurer le risque qu'elle fait courir à la société (tant dans le pays où elle est installée qu'à l'extérieur de ses frontières), elle serait confrontée au véritable coût de son activité.

Dans un monde idéal, le coût d'une telle assurance dépendrait de facteurs sur lesquels on peut agir comme sa localisation à proximité ou pas d'une zone peuplée ou la plus ou moins grande acceptation du risque par la population dans son voisinage. Par ailleurs, l'évaluation des risques devrait prendre en compte les facteurs particuliers à chaque centrale : le niveau de risque sismique de son lien d'implantation, la présence ou pas d'une enceinte de confinement secondaire, la redondance des dispositifs de sécurité, etc. Ainsi le montant de l'assurance des centrales situées dans des zones très peuplées ou avec des normes de sécurité peu exigeantes serait très élevé, ce qui amènerait les installations les plus dangereuses à se retirer elles-mêmes du jeu.

Mais il est improbable que cette idée soit appliquée. Tout d'abord il est pratiquement impossible d'évaluer le profil de risque d'une centrale nucléaire donnée. Ensuite, seules quelques firmes dans un petit nombre de pays auraient à payer une assurance d'un montant très élevé. Leurs gouvernements feraient tout pour éviter qu'elles aient à payer pour le risque sociétal qu'elles constituent.

 Ce qui va se passer ressemblera probablement à l'initiative pour la création d'un fonds européen ou mondial pour se garantir contre la prochaine crise financière. Dans les deux cas, une assurance parfaitement conçue pourrait néanmoins servir de guide dans le choix de la politique à adopter.

Deux mesures peuvent favoriser cette évolution : l'arrêt des centrales nucléaires, non en fonction de leur âge mais de leur profil de risques (même établi schématiquement) et l'obligation de souscrire une assurance transnationale contre les accidents nucléaires. Avec un tel système en 1986 l'Union soviétique aurait dû prendre à sa charge les conséquences de l'accident de Tchernobyl en terme de perte de revenus pour les agriculteurs européens et de frais de santé.

Ces mesures constitueraient un réel progrès mais seront difficiles à mettre en ouvre. Comme dans le secteur financier, dans le nucléaire la crise pourrait être la mère de la réforme.

https://prosyn.org/KZhFlVUfr