economist aurthur laffer Ted Soqui/Corbis via Getty Images

L'économie entre subterfuge et science

NEW DELHI – La théorie économique dominante a tendance à considérer comme parfaitement établies certaines de ses conclusions et à refuser leur remise en question, même si elles sont démenties par les faits. C'est déjà assez inquiétant en soi, mais il y a peut-être pire encore pour une discipline qui se veut scientifique : le peu d'intérêt des économistes quant à la reproduction des résultats empiriques. Or c'est un élément essentiel de la plupart des sciences naturelles. Par contre en économie cette reproduction ne suscite généralement qu'indifférence, voire une résistance vigoureuse. Dans certains cas, les économistes refusent de communiquer aux chercheurs les données nécessaires pour qu'ils vérifient leurs calculs.

Les raisons en sont souvent politiques, car les résultats mis en avant confortent une théorie économique favorable à une idéologie donnée et aux choix politiques qui vont avec. A titre d'exemple, on peut citer les recherches empiriques qui justifient l'austérité budgétaire ou la dérégulation des marchés. Il est très rare que ces recherches soient examinées de prés, qu'il s'agisse des postulats sur lesquels elles reposent ou des méthodes statistiques utilisées, alors que c'est la norme dans les sciences naturelles.

Considérons l'affirmation de Stephen Moore et Arthur B. Laffer selon laquelle les baisses d'impôt décidées par Trump aux USA non seulement ne diminueraient pas les rentrées fiscales de l'Etat, mais contribueraient à la diminution du déficit public et à l'augmentation des investissements privés. Cette affirmation a été démentie par la réalité, mais il semble que cela importe peu à ceux qui continuent à croire que la baisse des taux de prélèvement accroît les revenus fiscaux (ainsi que l'indique la courbe de Laffer).

Pourtant, un article très récent de Servaas Storm démolit un autre fameux précepte de l'économie néolibérale : les "rigidités" du marché du travail freinent la production et l'emploi. Cette idée repose sur des recherches empiriques de Timothy Besley et Robin Burgess fréquemment citées par les partisans du néolibéralisme. A en croire les auteurs qui s'appuient sur des données issues de la production manufacturière en Inde durant la période 1958-1992, une réglementation plus favorable aux travailleurs dans certains Etats indiens a conduit à une baisse de la productivité, de l'emploi, des investissements et même à une augmentation de la pauvreté urbaine.

Cette conclusion a servi à justifier l'idée couramment admise selon laquelle la réglementation du travail freine l'expansion industrielle et que pour augmenter la production et l'emploi dans l'industrie, il faut rendre le marché du travail plus "flexible" - autrement dit "assouplir" ou abroger les lois qui protégent les travailleurs. Non seulement cette idée l'a emporté en Inde, mais elle a influé sur la politique économique et sociale de nombreux pays en développement. Les responsables politiques n'ont guère prêté attention aux doutes exprimés par divers économistes quant à la méthodologie utilisée par Besley et Burgess

Mais les critiques de Storm sont plus fondamentales, car les calculs qu'il a faits à partir des données qu'il a pu réunir n'aboutissent pas aux mêmes résultats que ceux de Besley et Burgess. Il démontre que leurs conclusions sur les conséquences de la réglementation du travail sur la production manufacturière sont contestables. Il souligne que non seulement leurs résultats ne sont pas conformes à leurs hypothèses, mais qu'ils comportent des contradictions internes et sont peu plausibles du point de vue empirique. Il conclut de manière dévastatrice pour les auteurs que leur article est une honte pour la profession : il montre comment la prétention scientifique alliée au besoin insatiable de respectabilité peut conduire à "un empirisme sans fondement dans lequel les aprioris l'emportent sur les faits".

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Comment se fait-il alors que la réputation de Besley et Burgess n'en ait pas été davantage affectés et que leur article n'ait pas fini dans les poubelles de l'histoire économique et  politique ? Leur travail a été publié dans une revue économique de premier ordre qui soumet les articles qui lui sont proposés à un examen en double aveugle par des pairs. Il a servi à justifier une vague de déréglementation du droit du travail à travers le monde, au détriment des travailleurs. La complicité de beaucoup d'économistes et des revues universitaires dominantes qui confèrent de la "respectabilité" à ce type d'articles doit être dénoncée.

Je ne dévoile pas un secret en disant que l'économie classique fonctionne dans l'intérêt des pouvoirs en place. En 1993, John Kenneth Galbraith soulignait que la théorie économique dominante est devenue le "précieux allié de ceux dont l'exercice du pouvoir repose sur le consentement de l'opinion publique". Depuis, les économistes se coulent de plus en plus dans ce moule. De ce fait, l'économie a perdu beaucoup de sa pertinence, de sa légitimité et de sa crédibilité. On ne considère plus guère les économistes comme des gens qui posent les bonnes questions ou qui cherchent à y répondre honnêtement.

Pour qu'elle retrouve sa crédibilité, l'économie doit s'ouvrir bien davantage aux voix dissidentes et à la critique de ses postulats, de ses méthodes et de ses résultats. On ne peut ignorer indéfiniment les vérités qui dérangent ; tôt ou tard, la réalité prend sa revanche.

Traduit de l’anglais par Patrice Horovitz

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