La Ligne de partage de l’économie irakienne

Tous ceux qui analysent l’Irak y voient une nation divisée entre les communautés des Chiites, des Sunnites et des Kurdes. Mais il existe une autre division tout aussi fondamentale, une division qui contribue tout autant à l’insurrection continue que les conflits sectaires et l’opposition à l’occupation militaire dirigée par les Américains, celle du fossé grandissant qui séparent les riches et les pauvres d’Irak.

Quand l’Irak fut libéré, les populations, particulièrement les populations démunies, se sont prises à espérer qu’un leader charismatique les sauverait des dures réalités de la vie quotidienne. Élevés dans la peur, ils n’avaient aucune idée sur la manière dont la démocratie pouvait s’appliquer à leur société ni comment les groupes de défense des Droits de l’homme et d’autres organisations de droits civiques pouvaient les aider à façonner leur avenir.

L’Irak s’est rapidement retrouvé face à une nouvelle ligne de partage social. D’un côté se trouvaient ceux qui comprenaient comment fonctionner dans une démocratie, arriver au pouvoir et réaliser des ambitions propres. Ils ont appris à parler le langage de la démocratie, à gagner en même temps de l’argent et de l’influence, et à s’assurer le concours des organisations indépendantes pour défendre leurs droits et leurs privilèges.

De l’autre côté, cependant, on retrouve une vaste population d’Irakiens sans pouvoir, notamment les femmes veuves, divorcées ou abandonnées sans personne pour les prendre en charge, elles et leurs enfants. Pour ceux-là, la démocratie et les Droits de l’homme ne signifient pas grand chose. Ils sont incultes, pauvres et malades. Victimes d’un système éducatif qui s’est effondré il y a plus de dix ans, ils sont peu formés pour trouver un emploi dans l’économie irakienne en décrépitude.

Sous le joug de Saddam, aucun effort ne fut fait pour relever le niveau de vie des démunis. J’ai visité les grands bidonvilles irakiens et découvert des familles vivant dans des habitations à peine recouvertes d’un toit, infestées d’insectes partout, avec des égouts à ciel ouvert s’écoulant sous leurs portes. Nuit et jour, elles vivent dans le noir. N’ayant besoin de rien de moins que de nourriture, d’habitations décentes et de perspectives d’emplois, ces familles attendent la mort, terrifiées par les cris de leurs enfants affamés.

Quand j’ai rencontré les femmes qui vivent dans ces habitations, elles m’ont bombardée de questions : la démocratie allait-elle leur donner de la nourriture et des maisons ? La démocratie empêcherait-elle les hommes de battre leurs épouses ? La démocratie accorderait-elle la citoyenneté à leurs enfants ? Leur donnerait-elle le droit de divorcer les époux qui les auraient abandonnées ?

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À toutes ces questions, j’ai répondu « Oui ». Oui, la démocratie vous accordera le droit de vivre dans une maison décente, le droit d’apprendre et de travailler, et elle accordera la citoyenneté aux enfants et l’égalité entre hommes et femmes. Mais il vous faudra travailler dur et faire tous les efforts possibles pour exiger ces droits. Ce à quoi elles répondirent : « Saddam nous a appris à être chômeurs, silencieux et craintifs pendant 35 ans. Qu’y pouvons-nous maintenant ? »

Dans ces zones indigentes où vivent la plupart des Irakiens, les populations sont en proie à des tentations amères. Nombreux sont ceux qui ne sont pas à la portée des leaders politiques ou gouvernementaux. Ils tombent facilement dans la violence, le vol et le sabotage. La pauvreté conduit certains à accepter de l’argent en échange d’actes terroristes, rendus complices par la promesse d’un héroïsme faux qu’ils ne pouvaient pas exploiter durant le long règne de Saddam. La pauvreté a exacerbé le traumatisme de l’histoire violente des guerres et des atrocités de l’Irak, qui a annihilé la sensibilité du peuple envers l’assassinat.

Bien que les conditions d’existence en Irak aujourd’hui conduisent de nombreux jeunes hommes vers la violence, je suis convaincue qu’il suffit simplement de leur fournir des emplois et des logements décents pour les sauver. Les emplois, en particulier, aideraient les jeunes à se forger de nouvelles vies grâce à des emplois sérieux. Il ne faut pas utiliser des emplois factices pour maquiller l’armée des sans emploi. Nous devons donner aux populations des emplois qui leur permettent de contribuer positivement à la reconstruction du pays.

Par nature, chaque individu cherche à se montrer utile pour sa propre société. Mais la culture que Saddam a créée a convaincu les Irakiens que les connexions politiques représentent le seul moyen d’acquérir autorité, argent et savoir. Dépasser de tels sentiments prendra du temps et nécessitera une économie florissante, ce qui implique que le nouveau gouvernement irakien doit posséder des pouvoirs limités afin de faciliter la croissance du secteur privé tout en encourageant la compréhension généralisée de la démocratie et des Droits de l’homme.

Les groupes religieux sont prêts à participer à ce processus. Nous pouvons également réhabiliter les technocrates qui servirent sous Saddam, de sorte qu’ils aient également une chance de servir leur pays. Dernier point, et non des moindres, nous devons offrir des prêts aux familles démunies pour les aider à se construire une vie respectable.

Le gouvernement doit par-dessus tout faire tous les efforts possibles pour convaincre les populations irakiennes pauvres de la valeur de la démocratie et de la liberté et de l’importance de la constitution dans la réalisation de leurs aspirations à une vie meilleure. Cela ne sera pas facile à réaliser dans un pays où nombreux sont ceux qui considèrent qu’enfreindre la loi est un acte d’héroïsme.

Nous avons pourtant, nous, les Irakiens, appris que le pouvoir ne doit pas être concentré dans les mains d’une minorité, et que la mise en place de la justice nécessite de combattre la corruption sous toutes ses formes. Si la constitution doit fonctionner comme une garantie de démocratie, de liberté et de sécurité, les Irakiens démunis doivent apprendre à faire leur cette lutte.

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