Buruma137_Jesco Denzel _Bundesregierung via Getty Images Jesco Denzel /Bundesregierung via Getty Images

Savoir reconnaître les signes de son époque

PARIS – Ceux qui comparent les populistes d’aujourd’hui à Adolf Hitler ont tort de le faire. Cet alarmisme tend à banaliser les horreurs bien réelles du régime nazi, et détourne notre attention des problèmes politiques tangibles. Mais si ce catastrophisme est contreproductif, la question demeure : À quel point les démocraties sont-elles véritablement en danger ? Ce qui était inimaginable il y a seulement quelques années – un président américain qui insulte ses alliés démocratiques et fait l’éloge des dictateurs, qui qualifie les médias d’« ennemis du peuple », et qui incarcère des réfugiés séparés de leurs enfants – est presque devenu aujourd’hui la nouvelle norme. Quand sera-t-il trop tard pour tirer la sonnette d’alarme ?

D’excellents ouvrages ont été publiés sur cette question précise. Le chef-d’œuvre de Giorgio Bassani intitulé Le jardin des Finzi-Contini décrit l’existence de juifs bourgeois italiens sous le régime fasciste. Lentement, étape par étape, un étau juridique et social se resserre sur ces Italiens cultivés, qui considèrent leur influence et leur confort comme acquis. Pourtant, à différents égards, cette famille vit dans le déni. Le père du narrateur va jusqu’à rejoindre le Parti fasciste, tandis que les plus riches Finzi-Contini se retirent dans un cercle familial de plus en plus isolé. La fierté et le manque d’imagination les empêchent d’entrevoir le danger qui les menace, jusqu’à ce qu’il soit trop tard, et que la famille soit déportée dans les camps de la mort.

L’incapacité humaine à entrevoir l’horizon qui s’annonce est également présente dans les mémoires de Sebastian Haffner intitulés Défier Hitler, écrits en 1939, un an après que l’auteur ait quitté l’Allemagne. Plus tard journaliste et écrivain, Haffner est alors étudiant en droit. Il observe comment la dictature nazie devient meurtrière de manière progressive, comme la persécution des juifs en Italie. Il rapporte comment ses camarades étudiants en droit, qui ne sont pas nazis, acceptent chaque politique adoptée – lois raciales, abrogation de la Constitution, etc. – précisément parce que ces mesures sont légalement consacrées. À aucun moment elles ne leur semblent franchir une limite inacceptable, une menace à laquelle il n’est possible d’échapper que par la résistance ou l’exil. Haffner, qui n’est pas juif, est seul à le comprendre. Il quitte le pays alors même que débutent les incendies de synagogues et les exclusions de juifs hors de leur foyer.

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