turner55_ChesnotGetty Images_yellow vests Chesnot/Getty Images

Les taxes carbone sur les barricades

LONDRES – Pour n’importe quel gouvernement, l’ombre des « gilets jaunes », qui pendant plusieurs samedis consécutifs avant noël ont pris la France au dépourvu, plane désormais sur toutes les mesures destinées à combattre le changement climatique. Confronté à des violences sur la voie publique, le président Emmanuel Macron a annulé l’augmentation prévue de la taxe sur le diesel. Les dirigeants des autres pays en prendront note et les groupes d’influence du secteur automobile ou de l’industrie pétrolière les inciteront – sans surprise – à la prudence.

Mais de leur propre aveu, nombre des manifestants ne sont pas opposés à une action contre le changement climatique. Parmi les multiples revendications de ce mouvement hétéroclite venu de la base, ont trouve un appel à la hausse des taxes sur le carburant aéronautique plutôt que sur le diesel. L’action pour lutter contre le changement climatique est menée, selon cette même doléance, aux dépens de ceux qui sont le moins capables d’en supporter le coût.

L’argument est juste. La politique voulue par Macron est un parfait exemple de la façon dont il ne faut pas augmenter les taxes carbone. La mesure a été prise sans réflexion suffisante quant à ses conséquences sur la répartition des revenus ni quant au contexte économique et politique.

Les mesures décidées mêlaient une hausse graduelle des taxes sur l’essence et sur le diesel, à laquelle s’ajoutait une augmentation à court terme de la taxe sur le diesel, pour tenir compte des effets polluants indésirables particulièrement sensibles dans les grandes agglomérations. Combinées à l’augmentation des prix du brut, ces mesures se traduisirent en novembre par une envolée de 16 % des prix du diesel en France par rapport à l’année précédente, que l’annonce d’une hausse supplémentaire en janvier 2019 menaçait de porter à 23 %.

C’était, pour les propriétaires de véhicules déjà existants et ne pouvant être immédiatement remplacés, une hausse proprement énorme, dont l’impact était le plus important sur les gens vivant en zone rurale ou dans les petites villes, contraints, en l’absence de transports publics suffisants, à des déplacements sur de plus grandes distances. En outre, les avantages liés à une meilleure qualité de l’air sont moins sensibles dans les campagnes et les petites agglomérations qu’à Paris ou dans les autres grandes villes.

Aux yeux des protestataires, ces décisions ne pouvaient provenir que d’une élite métropolitaine déconnectée, dont les membres avaient, pour beaucoup, profité d’une baisse importante de l’impôt sur le patrimoine, votée après que des pressions successives des dirigeants des milieux d’affaires ont fini par convaincre le ministre de l’économie, lors de rencontres tenues l’été 2017, en marge du Festival d’art lyrique d’Aix-En-Provence. Il est difficile d’imaginer qu’on puisse prendre des décisions politiques en témoignant de plus d’indifférence à la vie politique de son pays. 

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Les experts et les élites où se recrutent les responsables politiques doivent éviter de répéter vis-à-vis du changement climatique les erreurs qui ont déjà obéré leur façon d’aborder la mondialisation. Les modèles économiques nous disent que des échanges plus libres et l’immigration accroîtront l’efficacité économique et le revenu par habitant. Mais une science économique digne de ce nom devrait aussi nous avoir averti qu’il y aurait obligatoirement des perdants comme des gagnants, et que ces perdants – potentiellement des électeurs populistes – seraient concentrés le plus souvent dans les petites villes et les zones rurales qui forment justement la colonne vertébrale du mouvement des gilets jaunes.

De même, l’analyse nous enseigne que les coûts pour parvenir d’ici 2060 à une économie totalement décarbonée seront inférieurs à 1 % du PIB mondial et que l’impact moyen sur les prix à la consommation sera négligeable. Mais au sein de ce calcul global et de ces prix moyennés, des effets de répartition et de transition importants requièrent qu’on les maîtrise et qu’on les aborde avec précaution.

La hausse des prix du carbone est un instrument d’action essentiel à la réduction des émissions et à la limitation des désastres du changement climatique. Si les véhicules automobiles ont un bien meilleur rendement énergétique en Europe qu’aux États-Unis, c’est parce que les taxes sur les carburants y sont beaucoup plus élevées. Dans les secteurs industriels de l’acier, du ciment ou de la chimie, nous devons pouvoir jouer sur les prix du carbone pour stimuler une recherche qui, sous la houlette du marché, permettra de réduire à moindre coût les émissions. Une hausse des prix du carburant aéronautique classique favoriserait la mise au point rapide de solutions vertes. Mais les mesures qui seront conçues devront faire preuve d’imagination pour surmonter les résistances politiques et éviter les effets pervers des biais de répartition.

Trois voies méritent d’être explorées pour aller de l’avant.

Tout d’abord, pour que les taxes carbone soient populaires, il faut que leurs avantages économiques apparaissent à tous les citoyens. Dans une large mesure, les prochaines hausses des taxes sur l’essence ou sur le diesel, ou encore des recettes des prix du carbone à l’échelle d’une économie, pourraient servir à financer un « dividende carbone ». Touché à part égale par tous les citoyens, ce dernier permettrait de compenser les effets régressifs qu’une hausse des taxes, à elle seule, peut créer dans certains cas.

Deuxièmement, nous devrions prêter attention aux effets spécifiques de répartition de l’effort demandé et aux sentiments d’injustice. Comme le laissent entendre les exigences des gilets jaunes, il n’est pas acceptable que le diesel qu’ils consomment pour se rendre à leur travail soit plus lourdement taxé que le carburant aéronautique qu’utiliseront les jets des dirigeants économiques pour conduire ces derniers au forum de Davos, en janvier. Si les élites économiques veulent être prises au sérieux lorsqu’elles tentent d’agir sur le changement climatique, elles doivent proposer un accord international imposant aux carburants aéronautiques conventionnels un prix du carbone, que cela passe par une taxe en bonne et due forme ou par l’obligation d’utilisation de carburants verts et l’augmentation graduelle, par exemple, de la part de carburant bio décarboné ou synthétique. Et s’il s’avère qu’un accord international est hors de portée, il faut soutenir l’action unilatérale des États.

Troisièmement, les pouvoirs publics doivent soigneusement contrôler la transition vers des prix du carbone plus élevés, surtout lorsque les taxes interviennent dans un contexte volatile du prix des matières premières. Dans dix ans, le passage à la voiture électrique, plus économe en énergie, permettra presque certainement de réduire les coûts du transport routier, ce dont les propriétaires d’automobiles des petites villes tireront un plus grand avantage que les habitants des métropoles. Et l’augmentation des taxes sur les carburants peut accélérer la transition vers ce but. Mais, comme l’affirment certains des protestataires français, leur principale préoccupation est de survivre financièrement jusqu’à la « fin du mois », elle ne tient pas compte d’avantages qui ne se manifesteront pas avant dix ans.

Les pouvoirs publics doivent donc surveiller explicitement le rythme de la hausse totale des prix. Les augmentations prévues devraient être progressives et annoncées longuement à l’avance ; elles devraient également être retardées lorsque les prix du pétrole, c’est-à-dire les prix du carburant avant impôt, augmentent brutalement. La hausse prévisible de 23 % sur quinze mois du prix du diesel en France aurait dû servir de feu rouge politique ; des mesures efficaces contre le changement climatique ne nécessitent pas une augmentation des prix aussi rapide.

Le dosage des trois éléments présentés ici doit évidemment varier d’un pays à l’autre ; mais faute de méthodes plus réfléchies que celles qui ont été tentées en France, l’action contre le changement climatique se trouvera dangereusement ralentie.

Traduit de l’anglais par François Boisivon

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