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Les mystères de la physique

PRINCETON – Chaque année en février je commence mon premier cours d'introduction à l'électricité et au magnétisme à l'université de Princeton en disant à mes étudiants que le programme que nous allons couvrir constitue la base de la civilisation moderne. C'est presque l'affirmation d'une banalité : sans les découvertes des physiciens du 19° siècle et de leurs successeurs, que serait le monde d'aujourd'hui ? Pas d'électricité, pas de télé, pas de satellites, pas d'iPad…

Les physiciens peuvent être fiers de la manière dont leurs découvertes ont bénéficie à l'humanité. Mais savoir construire une ampoule électrique ou un téléphone ne signifie pas pour autant que l'on comprenne les principes de base de leur fonctionnement (Edison et Bell ne les comprenaient sûrement pas). Malheureusement, laissant de coté tous les tâtonnements, beaucoup de mes collègues (notamment ceux qui écrivent des manuels pour les étudiants) présentent les théories de la physique comme une immense cathédrale dépourvue de défaut, alors que notre discipline ressemble bien souvent à un bidonville construit à la hâte. 

Ainsi les équations que l'on apprend aux étudiants de première année suffisent à décrire avec une bonne précision le comportement d'un gyroscope ; les ingénieurs peuvent s'en servir pour construire les gyroscopes qui servent à guider les avions ou les missiles. Mais si vous posez une question d'apparence simple : "Dans quelle direction pointe le gyroscope ?", vous soulevez l'une des questions les plus profondes de la physique, une question qui a conduit Einstein à développer sa théorie de la relativité générale - et qui n'a toujours pas de réponse définitive. Je ne connais pas un seul manuel de premier cycle universitaire qui soulève cette question.

A un niveau plus évident et peut-être plus simple, on parle des forces de frottement dès le début des cours de première année. Nous déclarons, comme si c'était une évidence, que le frottement s'oppose au mouvement entre deux corps et nous invoquons des modèles microscopiques sophistiqués qui montrent comment la semelle des chaussures d'athlétisme adhère à la piste.

Pourtant le frottement produit de la chaleur et de ce fait augmente l'entropie - une grandeur qui mesure la quantité d'énergie qui ne peut servir à réaliser un travail et qui de se fait distingue le passé du futur. L'accroissement de l'entropie (la seconde loi de la thermodynamique) est la seule loi de la nature qui fasse cette distinction fondamentale.

Si la mécanique newtonienne est à la base de tout, il devrait être possible de déduire la seconde loi de la thermodynamique de la physique newtonienne. Or cela n'a jamais été fait de manière satisfaisante : l'incompatibilité de la seconde loi de la thermodynamique avec les autres lois fondamentales de la physique est sans doute le plus grand paradoxe de toute la physique.

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Pourtant nous mentionnons cette énigme au début du cours de première année, comme si de rien n'était. Nous écrivons les équations qui montrent que le frottement ralenti le mouvement d'un objet qui glisse sur une surface ou amortit les vibrations d'une corde, mais elles ne font que décrire nos observations et camouflent notre ignorance quant à l'origine du phénomène.

Après des décennies ou plus exactement des siècles de recours à de tels stratagèmes, les physiciens ont oublié que s'ils modélisent un phénomène, ils ne révèlent pas pour autant la vérité divine. Ainsi on peut écrire facilement les équations qui décrivent le déplacement d'une balle accrochée à un ressort, mais si l'on étire suffisamment le ressort et que l'on donne une impulsion suffisamment forte à la balle dans une direction donnée, on ne peut résoudre ces équations car son mouvement devient chaotique, ce qui rend impossible une solution mathématique exacte.

Aujourd'hui, avec les ordinateurs on peut approximer sa trajectoire avec autant de précision que l'on veut. Mais c'est bien là la question : la plupart des physiciens et des étudiants ne font plus la distinction entre une approximation et la solution exacte. On peut sûrement apprendre quelque chose au sujet des systèmes chaotiques sans véritablement résoudre les équations, mais si un mathématicien (au sens classique) demandait à un étudiant de prévoir la trajectoire de la balle, ce dernier échouerait.

Même quelque chose d'aussi fondamental que la loi de la gravité universelle de Newton n'est en dernière analyse qu'une approximation. Les auteurs de manuels de physique écrivent la célèbre loi sans noter que la force d'attraction entre deux objets devient infinie quand ils deviennent infiniment proches. Dans la pile de livres qui s'entassent sur mon bureau aucun ne mentionne ce phénomène, alors qu'il remet en question toute la théorie newtonienne.

Les manuels de physique aggravent encore la vue d'ensemble en affirmant qu'en toute rigueur la loi de gravité de Newton est valable seulement pour les particules. Or c'est précisément pour les particules que cette loi pose problème, et pas seulement au niveau de la physique de premier cycle. L'équation de base de l'électricité, la loi de Coulomb régissant la force d'attraction ou de répulsion entre particules porteuses d'une charge électrique, a la même forme que la loi de la gravité universelle et pose le même problème. Mais on dit aux étudiants qu'il faut considérer les électrons ou les particules chargées comme purement ponctuelles, auquel cas il n'y a pas à s'inquiéter de l'apparition d'une force infinie.

Les problèmes que posent la modélisation des particules en tant qu'éléments ponctuels ont envahi toute la physique moderne. Le concept de "spin" de l'électron est un élément central de n'importe quel cours de physique quantique, mais on n'explicite jamais cette notion. Pauli, l'un des pères de ce concept, en avait initialement rejeté l'idée parce que si l'on attribue à l'électron un rayon fini, sa surface devrait avoir une vitesse de rotation supérieure à celle de la lumière. Par contre, si l'on considère l'électron comme une particule ponctuelle, comment l'imaginer avec un rayon en rotation ?

Pour résoudre ce dilemme, les physiciens ont inventé les théories modernes des champs qui portent des noms grandiloquents tels que "l'électrodynamique quantique". Mais comme ces nouvelles théories se sont révélées porteuses de problèmes analogues à ceux que posent les précédentes, les physiciens ont inventé des procédés pour y faire face.

Malgré des progrès médiatisés tels que la théorie des cordes, la physique est confrontée encore aujourd'hui au même genre d'énigme que dans le passé. S'il est difficile de contester les succès prédictifs de la physique moderne, souvenons-nous qu'elle décrit la nature, sans toujours la comprendre.

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