Les banquiers de Kermit

HONG KONG – Kermit la grenouille de Sesame Street s’est un jour plainte que "ce n'est pas facile d'être vert". Aujourd'hui, ce sentiment est étonnamment pertinent pour l'économie mondiale – sauf que c’est devenir vert qui pose problème dans ce cas.

En septembre dernier, le Groupe d'experts intergouvernemental sur le changement climatique a averti que, si le monde ne change rien au « business as usual », les températures mondiales augmenteront de 4 à 6°C – bien au-delà de l'augmentation de 2°C qui est jugée « sans danger ». En réaction, le Secrétaire général de l'ONU Ban Ki-moon a incité en janvier les dirigeants politiques, économiques et financiers à intensifier leurs efforts pour parvenir à un nouvel accord mondial sur le changement climatique d'ici à 2015.

Cependant, aussi importants que soient les accords de haut niveau, ils ne changeront pas grand-chose s’ils ne sont pas suivis par des investissements considérables dans des domaines comme les réseaux intelligents, le stockage de l'énergie et les énergies renouvelables. En effet,  l’Agence internationale de l'énergie estime que des investissements de près d’un billion de dollars seront nécessaires chaque année d'ici 2050 pour remettre l'économie mondiale sur une voie plus durable.

Bien que cela puisse sembler beaucoup d'argent, c'est l'équivalent de seulement 1% du PIB mondial et de moins de 0,3% des actifs financiers mondiaux. En outre, depuis 2007, les grandes banques centrales ont prouvé qu'elles peuvent augmenter leurs bilans de plus d’un billion de dollars chaque année, sans générer d'inflation. En d'autres termes, le monde peut se permettre la transition vers une économie verte.

Pourtant, l'an dernier, les investissements verts se sont élèves à seulement 254 milliards de dollars – ce qui implique un manque annuel de près de 750 milliards de dollars. Pour combler l'écart, les gouvernements des pays avancés cherchent à utiliser leurs fonds publics limités de manière à catalyser les investissements du secteur privé. Dans le même temps, les pays en développement augmentent rapidement leurs contributions au financement vert ; le financement des énergies propres dans les pays non-membres de l'OCDE a désormais dépassé les niveaux observés dans les pays de l'OCDE en 2008.

Néanmoins, le problème demeure que la structure actuelle des marchés entrave leur capacité à s'adapter au changement climatique. Ce qui manque véritablement n’est pas tellement l'argent, mais la volonté politique de corriger les défaillances du marché en modifiant fondamentalement les mesures, les institutions et les politiques qui régissent la façon dont les investisseurs évaluent les activités économiques.

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Un projet vert ne peut être rentable que s’il fournit une vision claire de ses coûts et avantages réels. La somme du retour sur capitaux privés (les profits et pertes) et du rendement sur le capital « social » doit être positif. La mesure du PIB actuelle ignore les externalités négatives des activités privées basées sur les combustibles fossiles, ce qui conduit à une immense pollution et à un gaspillage massif des ressources naturelles non renouvelables. Sans une comptabilisation de leur coût complet, certains des pires activités continueront d'être extrêmement rentables.

Une transition réussie vers une économie verte nécessitera une nouvelle série de mesures. La bonne nouvelle est que certains gouvernements ont déjà commencé à établir une évaluation du coût réel des émissions de CO2. Aux États-Unis, le « coût social » du carbone a été augmenté de 21 $ à 35 $ par tonne émise. Rendre public les niveaux de particules fines (appellées PM2.5) a été essentiel pour mobiliser un large support citoyen pour lutter contre la pollution de l'air. Des efforts de quantification similaires sont aujourd’hui nécessaires pour conscientiser le public à d'autres formes de destruction du capital naturel, comme la déforestation, le blanchiment des récifs marins, les rejets d'eaux usées et la dégradation des sols.

Une fois que ces procédures de quantification sont établies, elles doivent être intégrées dans les normes comptables internationales pour les états financiers privés et publics. Certaines entreprises publient déjà des rapports annuels qui détaillent l’impact social et environnemental de leurs activités et finiront par opter pour des rapports entièrement intégrés.

Cependant, pour obtenir un réel changement, il faudra plus que de la persuasion morale. Les décideurs devront tirer parti de la gamme complète d'outils à leur disposition, y compris la législation, les lignes directrices sur les rapports financiers, la taxation, les incitations et l'éducation du public quant aux coûts de l'inaction. Les régulateurs financiers dans certaines économies émergentes comme le Bangladesh et la Chine ont déjà fait un pas dans la bonne direction en introduisant des règles pour promouvoir l'inclusion financière. Les directives sur le crédit bancaire en faveur de l’environnement mises en place par la Chine demandent aux institutions financières de prendre en compte les risques environnementaux dans leurs portefeuilles de prêts.

Enfin, il doit y avoir une discussion honnête sur les mérites – et les limites – de la politique monétaire et de la réglementation financière actuelles. Les subventions des banques centrales comme l'assouplissement quantitatif et les taux d'intérêt proches de zéro auraient dû augmenter l'offre de financement à faible coût pour des projets verts. Au lieu de cela, elles ont stimulé les bénéfices d’institutions financières toujours plus grosses, sans changer les contraintes importantes qui pèsent sur le crédit aux entreprises de petite et moyenne taille et pour les projets à long terme.

L'ironie est que les réglementations visant à renforcer la stabilité financière ont tendance à récompenser le court-termisme (une liquidité plus élevée), en augmentant les pondérations de risque et les coûts sur les projets à long terme – c'est-à-dire la plupart des investissements environnementaux. Les régulateurs doivent reconnaître que, si l'économie réelle est insoutenable, il est vain d’accumuler les réformes bancaires en vue de protéger les niveaux de vie de la population, sans parler du système financier. Il serait suffisant d’ajouter une exigence de seulement 0,5% d’investissements « verts » pour combler le déficit de financement annuel.

La crise financière mondiale s’est produite parce que nous ignorions des externalités – des prix et des institutions non comptabilisés – permettant à l'instabilité et aux inégalités de proliférer. Construire un avenir durable et plus stable exige de disposer des politiques, prix et incitations correctes. Ce ne sera pas facile, mais – comme pour Kermit – le vert est la seule option.

Traduit de l’anglais par Timothée Demont

https://prosyn.org/CZ7SAUlfr